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14/10/2015 23:38

Les faits : la télévision algérienne offre à Assia Djebar la possibilité de faire un film sur la période la plus obscure de la colonisation, les années qui courent de 1910 à 1940. Elle passe des mois voire des années dans les cinémathèques Gaumont et Pathé, choisissant des extraits parmi des films tournés par l'occupant colonisateur et, chose encore plus importante, mis en scène par lui, sinon par le caméraman, du moins par l'état français en général, directement dans des inaugurations, les fêtes "folkloriques" (la Zerda, par ex.), ou indirectement, dans des images quotidiennes, plus rares. S'y joint également des photos, venues d'autres sources, françaises ou algériennes.
Cela commence à peu près comme cela : une voix de femme dit cette période perdue, une voix la chante et la ressuscite, une voix qui a vu, protégée par un voile, cette voix murmure ensuite et déjà il y a quelque magie, quelque philtre puissant dans l'alliance du timbre de la voix, du texte scintillant et des images. Le philtre ensuite devient moins violent, il s'apaise mais c'est parce qu'il a un travail important à faire. Non pas seulement faire revenir ce noir du temps algérien à la lumière, mais remettre les images à l'endroit, les retourner, et lorsque les yeux éteints des hommes passent dans l'objectif de la caméra paternaliste du colonisateur - ces regards qui trahis, trahissent en retour une piètre mise en scène - alors la voix, telle une béquille mais aussi telle un médicament reprend tous ces regards de travers et les remet droits dans nos yeux, tels qu'ils sont: un malentendu, un mal vu, un mal dit. Et cette voix le dit bien et sans détour. C'est une voix qui a l'œil, c'est la voix du cinéma qui dit que la caméra est juge non seulement de celui qu'elle filme mais de celui qui filme. Voilà la grande leçon de "La Zerda", preuve par l'image. Si le cinéma n'a pas de règles, il a quand même une leçon simple, c'est qu'on ne met pas en scène ce qui ne nous appartient pas ou qu'on n'a pas su regarder, sous peine d'être ridicule et "éjecté" par la matière cinématographique. Ces images filmées par le colonisateur dégorgent cette humiliation infligée aux hommes le plus souvent, cette mise en scène imposée, et le film d'Assia Djebar par la voix retourne cette mascarade - paradoxalement, c'est un voile qui dévoile, un voile de femme, qui soudain devient ce même tissu noir qui servait au photographe et sous lequel il se cachait un instant pour voir, chosir pour la mémoire de son appareil et conserver. Il retourne et répare par la seule évidence du cinéma remis à hauteur d'homme, ou plutôt de femme en l'occurence. Oui, on se demande éventuellement si les hommes aussi ne devraient pas se voiler lorsqu'il s'agit de garder une mémoire, une fierté et de résister à toute occupation, à toute déculturation (et il ne s'agit pas ici de parler seulement de l'Algérie de 1960... ou 1980, celle du film.) Regardons aussi lorsque la mise en scène de l'autre n'est plus aussi préséent, comment les hommes eux-mêmes et leurs regards retrouvent de la vie quand, vêtus pourtant dans les habits militaires du colonisateur, ils dansent et jouent sans que personne ne le leur ait demandé, faisant d'un fusil un instrument de musique, de la reconquête de soi.
Le film fait d'ailleurs de la musique l'autre versant de cette mémoire à réparer. Il rend hommage au passage à Bela Bartok qui, de passage en Algérie, note certains chants, fait ce qu'aucun français ou algérien n'a fait, lui qui n'avait a priori pas d'intérêt (et c'est tant mieux) dans l'affaire. Le film prend même une forme de suite de danses auxquelles la voix se mêlerait, disant peu, mais l'essentiel. Disant par la forme même du cinéma qu'il n'y a de paix que dans des regards justes, francs et simples et que, très visiblement pour nous tous spectateurs d'aujourd'hui, cette paix n'était pas là. Et disant par la voix combien la souffrance fut grande, mise sous le boisseau, mais que l'œil de la femme l'a gardée, du moins celle d'Assia Djebar.
Absolument essentiel dans une France qui a encore les doigts qui lui brûlent lorsqu'elle aborde l'Algérie, guerre ou période précédente.

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