Ceux de chez nous [1915-1952], Sacha Guitry, Frédéric Rossif

16/09/2015 23:19

L'ambition est simple, toute simple. Et simple, c'est aussi un des adjectifs que Guitry emploie pour qualifier ceux que, mû par une vision, il est allé filmer. Mû aussi peut-être par des considérations de circonstances; nous sommes en 1914 et le titre a un ton de revendication patriotique. Mais bien au-delà de cette motivation cocardière, qui n'a d'ailleurs aucune conséquence artistiquement, c'est bien le désir de projeter une pierre, une flamme aux générations futures et qui nous arrive effectivement sur la tête, sous la forme d'une émotion souvent irrépressible et immense. Oui, ce rêve immense d'une caméra qui eût saisis les visages et les mouvements de Mozart et de Haydn, de Montaigne, de Jules César, et tous les autres, et tous les autres, et tous les autres.
À ses 14 grands hommes, - 14?, soudain je ne sais plus - on peut d'ailleurs rajouter Guitry lui-même car il est bien dans son intention de se joindre à eux lorsque 38 ans plus tard, (avec l'aide de Rossif), il relie tous ses petits films entre eux par un commentaire. Réjouissant commentaire, qui se permet d'opposer les hommes de génie et les autres assez souvent... non par méchanceté ou ostracisme, mais parce que Guitry tient l'excellence aussi comme une ambition de première ordre, et que la médiocrité, son ennemie, lui répugne. Le commentaire vaut l'oreille également et joue dans l'ordonnancement général des séquences.

On rajoutera évidemment Jean Renoir au panthéon, qui apparaît avec son père et Guitry qui se met dans le cadre aussi une fois ou deux (avec Monet également, je crois) - car on peut même penser que dès 1914, Sacha G. avait bien l'intention de s'égaler à ses modèles, et d'espérer les rejoindre dans ce panthéon de lumière et d'ombre, bien plus réel que l'autre.

Cette séquence est d'ailleurs un moment de pur Lumière, d'une magie comparable aux feuilles qui bougent derrière bébé quand bien même on sent la préparation du cadre et de l'action à l'avance: les clins d'œil d'Auguste à sa toile, la flexion de Jean vers son père et qui nous fait voir son visage, les mots échangés, un peu de circonstances, qu'importe si on a l'ivresse et elle est bien là, c'est cet émerveillement-là, la force d'une présence, une présence qui aura peut-être vécu aussi longtemps qu'un papillon mais dont le filet s'est ému de l'éclat.
Voici donc le résultat de la foi de Guitry dans le cinéma comme outil scientifique, car ne nous y trompons, nous ne voyons pas seulement ces gens-là, nous apercevons leur secret aussi, et peut-être plus. Les mains, les yeux, leurs pas parlent, leur visage dit leur caractère et nous sentons leurs différences profondes. Cent ans n'ont rien effacé. Notons au passage que Guitry, comme Bresson, dit le cinématographe, et pas le cinéma, dont il est pourtant, dit-on "en apparence", bien éloigné... mais l'apparence, la vraie, celle du cinéma, remet chaque homme à sa place. Dans le monde. Chez soi.

N.B. : Toutes les séquences de 1914 sont tournées sans lumière électrique, comme le précise l'auteur, et ce n'est certainement pas étranger à la force de la présence qu'elles dégagent.